L’interview-fleuve : Sandy Julien

Bonjour tout le monde !

Et non, Une Pincée de Fel n’est pas mort ! En coulisses, les travaux continuent…

Première excavation : une interview de taille de Sandy Julien, auteur et traducteur de romans (gammes Star Wars, Warhammer, …), livres de jeux de rôle (auteur sur la game COPS, traducteur de 7ème Mer 2ème édition, D&D4, …), bandes dessinées, … Gentil comme tout, il a répondu à mes (nombreuses) questions (vous me connaissez) et m’a permis d’en savoir un peu plus sur lui et sa pratique.

C’est parti pour… quelques pages !

Felondra (F) : Salut Sandy Julien ! Merci de bien vouloir te prêter à ce petit jeu de l’interview, ça fait un moment que j’ai envie de te poser plusieurs questions sur cette face cachée du JdR : la traduction. Alors est-ce que tu veux bien te présenter à nos lecteurs nombreux et attentifs ?

Sandy Julien (SJ) : je suis un gus barbu de 47 ans qui joue encore à « et on dirait que je serais un barbare, et toi tu serais une magicienne, et toi tu serais un voleur ». Et en plus, j’en suis fier.

J’ai commencé à bosser dans la trad de JDR en 2000, et je suis devenu traducteur à temps plein il y a une dizaine d’années. J’ai bossé sur des centaines de produits : romans, bandes dessinées, magazines, jeux de rôle, jeux de plateau, jeux de cartes. J’ai également eu la chance d’écrire des scénarios pour certaines gammes de JDR. Je suis enchanté de pouvoir en vivre, et je me rends compte que j’ai eu une chance immense de pouvoir contribuer à énormément de gammes que j’apprécie.
Je suis un vieux geek, bercé à la culture des années 1980, et je m’intéresse à l’ensemble de la pop culture, qu’il s’agisse de comics, de romans, de jeux divers et variés, de films ou de séries télé. Et j’ai un sens de l’humour tellement extraordinaire qu’il subsiste même quand on fait disparaître les blagues racistes, sexistes et homophobes. Je pense qu’on peut honnêtement me considérer comme une sorte de surhomme. Si j’étais quelqu’un d’autre, j’aurais énormément de mal à ne pas me vénérer.

F : Pourquoi est-ce que tu as choisi ce domaine de la traduction ? 

SJ : je n’ai pas vraiment choisi, en fait. Je me destinais à une carrière de journaliste, puis de prof d’histoire, et finalement je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi. J’ai fait des petits jobs marrants (j’ai animé une cyberbase, où l’essentiel de mon taf consistait à enseigner les bases de la bureautique à des papys et des mamies adorables), et à la sortie de la première édition de L5R [La Légende des 5 Anneaux en VF, note de Felondra], j’ai créé un petit site internet où je traduisais en free-style de petites nouvelles de Rich Wulf. J’étais très actif sur la liste de diffusion française des fans du jeu, où j’ai fait la connaissance de Michael Croitoriu, qui bossait sur la trad française et qui m’a proposé d’y participer après avoir vu mon taf. Finalement, j’ai commencé sur 7th Sea [Les Mystères de la 7ème Mer en VF, NdF] et j’ai enchaîné avec L5R/L5A… et je n’ai plus arrêté.

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Traduit par Sandy Julien.

J’ai saisi toutes les occasions de travailler sur des produits différents (par exemple, la notice de Bulle le Dauphin où on t’explique comment bien insérer les piles – true story) et j’ai persévéré pour arriver à faire réellement ce que je voulais, pour avoir vraiment des choix, pas simplement des issues ou des options. J’ai beaucoup bossé pour me perfectionner (et j’y travaille encore), parce qu’on apprend énormément chaque fois qu’on se penche sur un nouveau domaine. Au bout du compte, la trad a fini par prendre tout mon temps, et je me suis formé en autodidacte (avec l’aide et les conseils de mes nombreuses relectrices, que je remercie).

F : Est-ce que c’est une bonne situation, ça, traducteur ? Ou bien est-ce qu’il y a d’autres raisons derrière cette orientation ?

SJ : Est-ce que c’est une bonne situation ? Oui, parce qu’on fait un taf passionnant et qu’on touche à des ouvrages formidables. Mais il faut énormément de temps pour que ce soit rentable, surtout dans le contexte actuel, surtout dans des domaines comme le jeu ou la littérature. Si tu ne bosses pas sur un truc qui se vend par palettes, il ne faut pas espérer devenir riche tout de suite. Il faut être extrêmement productif, et avoir un sens des priorités et de la discipline qu’on n’acquiert que dans la douleur (vraiment). Et il faut pouvoir offrir aux éditeurs un travail de qualité.

couv 7e mer
Traduit (notamment) par Sandy Julien

Je dis souvent que « je traduis mieux que les gens qui traduisent plus vite, et que je

traduis plus vite que les gens qui traduisent mieux ». C’est un bon compromis pour un éditeur. D’ailleurs, et je parle pour d’éventuels traducteurs qui se demanderaient quelle est la bonne formule, il y a trois qualités à avoir quand on est un traducteur (et mon excellente collègue Nathalie Huet vous le dira : si on en a deux sur les trois, c’est déjà mieux que la plupart des traducteurs « concurrents ») : il faut traduire correctement, il faut rendre le taf dans les délais, et il faut être sympa. Il y a tout un aspect social, dans ce boulot, que l’on sous-estime. Mince, j’ai déjà écrit une tartine !

F : Vous parlez beaucoup entre traducteurs et traductrices ? Vous échangez des trucs ? Vous louez / crachez sur des clients communs dans un exutoire aussi passionnant que secret ? Ou bien vous êtes chacun.e dans votre coin, perdu dans une jungle où tout le monde est ton concurrent ou ta concurrente potentiel.le ?

SJ : je parle beaucoup avec pas mal de collègues, traducteur.rice.s et relecteur.rice.s. On échange énormément, oui. Et sans cracher sur des clients, on échange TOUTES les infos. La question que tu poses, elle est cruciale. On ne vit pas en vase clos. Et dans la mesure où on a des amis qui ont des infos un peu partout, on fait fonctionner le réseau pour s’informer prudemment.

Par exemple, quand l’un.e d’entre nous reçoit une proposition d’un éditeur qui sort un peu de nulle part, iel va poser la question à tous les autres : tu le connais, machin ? Il paie en temps et en heure ? La question est d’autant plus essentielle si l’éditeur en question ne paie pas d’avance. Normalement, on devrait être payés 50% à la signature de la commande, 50% à la livraison ; en pratique, presque TOUS les éditeurs de JDR ne paient qu’à la livraison. C’est en train de changer : mes conditions de taf chez Edge sont plus confortables, et Arkhane est extrêmement clean dans sa façon de traiter les traducteurs (en même temps, Mathieu Saintout et moi, on se connaît depuis très longtemps et on a traversé quelques tempêtes ensemble).

De-Profundis
Traduit (notamment) par Sandy Julien

Enfin bref, on a des listes. Une liste noire des gens avec qui on ne travaille pas. Une liste blanche des gens de confiance. Et puis des infos grises sur tous les autres. Bien sûr, on n’a pas vraiment une petite fiche sur notre bureau avec une liste de noms, hein ! Mais il y a des noms qui sont clairement en rouge dans nos têtes de traducteurs.
En terme de concurrence… ça n’existe pas vraiment parmi les gens que je connais. Aucun d’entre nous ne va tirer dans les pattes des autres, et pour deux raisons, toutes simples. La première, c’est que nous sommes amis depuis longtemps (je joue régulièrement au JDR avec le même groupe de traducteurs depuis des années, sur Roll20), et que quand l’un.e d’entre nous décroche un contrat, on ne peut que s’en réjouir. La seconde, c’est que nous sommes solidaires : arrivé à un certain point de ta carrière, tu as parfois plus de propositions que tu ne peux en accepter. Et tu balances évidemment le nom des copain.ine.s dès qu’on te propose un truc qui n’entre pas dans ton emploi du temps.

Quand je le peux, je fais bosser des gens que je connais sur les produits que je supervise. J’ai fait la connaissance de Pierre-Paul Durastanti et Isabelle Bauthian sur Facebook, il y a peu, et dès qu’on a entamé la trad de la boîte de Cthulhu – sur laquelle je suis relecteur -, je les ai contactés. Je sais qu’ils font du super taf et que ça va rendre justice au texte (même si on n’a pas trente relecteurs bénévoles comme certains éditeurs ^_^). Même chose pour l’Anneau Unique : j’ai pu faire bosser Justine Niogret dessus, c’est juste génial !

F : Récemment, la Cellule a publié un très intéressant podcast sur l’indétermination de la transmission et de la traduction, où ils postulent (en s’appuyant sur un philosophe, Quine) qu’il est impossible de tout transmettre, d’être sûr que son interlocuteur.trice comprenne l’ensemble de ce qu’on veut dire, et qu’il faut vivre avec. J’y vois un lien avec un vieil adage, “traduire, c’est trahir” . T’en penses quoi ?

SJ : je ne suis pas fan de ce que fait la Cellule en général, c’est un peu trop perché pour moi, même si je conçois qu’il puisse s’agir d’un jeu de l’esprit amusant. Je ne doute pas que ça débouche sur des questionnements intéressants, mais je n’ai pas de temps à y consacrer. Et je suis quelqu’un de très pragmatique.

« Traduire, c’est trahir » : c’est une évidence et une absurdité à la fois. Mais pour le coup, les gens de la Cellule ont parfaitement raison. On ne peut pas tout transmettre : le sens, les nuances du sens, les jeux de mots, les sous-entendus culturels… Parfois, on y parvient et c’est une belle réussite (ou un texte facile). Parfois, on sait qu’on va perdre une partie des subtilités en route, et effectivement, il faut faire avec. Surtout, il faut faire des choix. Est-ce que tu veux rendre absolument TOUT le sens du texte ? Dans ce cas, tu vas devoir recourir à des phrases à rallonge, ou pire, à des « notes du traducteur » (qui sonnent comme un aveu d’impuissance). Et si l’éditeur te dit qu’il est limité dans le nombre de signes, c’est mort : il va falloir effectuer des coupes claires. Il y a des choses que tu vas garder, d’autres que tu ne pourras pas inclure. Tu essaies de te faire une raison, en te disant : ok, j’ai zappé un triple sens dans une phrase, mais mon jeu de mot sur la suivante est juste parfait, on n’a qu’à dire que ça équilibre… Eh oui, donc traduire, c’est trahir, y a pas à tortiller…

Mais…

Mais tu te fixes quand même un objectif raisonnable. Et cet objectif doit toujours être de « transmettre l’intention de l’auteur ». Il faut réussir à exprimer ce qu’il a voulu dire. Dommage que tu ne sois pas dans sa tête, parce qu’il va falloir faire comme si…
Ensuite, il existe énormément de paramètres qui vont altérer ta façon d’aborder une traduction. L’auteur a-t-il un style particulier qu’il s’agit de reproduire ou de « convertir » ? As-tu le droit de retravailler un peu le texte pour le rendre plus « digeste » ? Vas-tu privilégier la densité d’informations de la VO ou la lisibilité de la VF ?

Et pourquoi je dis « tu », d’abord ? Alors que c’est moi qui prends ces décisions…

Merde, c’est moi qui vais devoir faire tout ça ? TOUS CES CHOIX ?
OH. MY. GOD. J’aurais jamais dû être traducteur.

F : (rire enjoué et respectueux, convivial) Et justement, pour t’aider dans ces choix, comment tu fais ? Tu discutes souvent avec les auteurs ou autrices que tu traduis ? Tu as des instructions de la structure qui t’engage pour la traduction ?

SJ : On a parfois la chance de communiquer avec les auteurs et autrices, mais c’est rare. C’est ce qu’il y a de mieux quand on ne s’explique pas un choix particulier, mais malheureusement, ça n’arrive pas très souvent. Chaque éditeur a des demandes particulières, mais ça dépend de beaucoup de choses. Par exemple, pour de la BD, l’éditeur demande une mise en forme particulière, qui facilite le taf du maquettiste par la suite. Certains éditeurs ont des exigences spécifiques, certains chefs de gamme/directeur.rice.s de collections aussi. Mais au bout du compte, les instructions sont excessivement rares, en fait. Lorsqu’on te confie une traduction, on estime généralement que tu es à même de gérer énormément de choses par toi-même. Par exemple, on n’est pas censé avoir à te dire : « ok, tu vois, là il faut un vocabulaire plutôt populaire », c’est évidemment à toi de le savoir tout seul (sinon il faut changer de boulot).

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Traduit par Sandy Julien (et le 1er aussi d’ailleurs)

Ce qui est frustrant, c’est que les retours sont assez rares. Tu as des éditeurs qui vont te soumettre la version corrigée de ton taf, mais il est rare qu’ils aient (ou prennent) le temps de te dire : tu as un tic de trad, tu commets telle ou telle erreur. C’est à toi d’aller à la pêche aux infos, ce que je fais régulièrement, à chaque bouquin, pour chaque éditeur. C’est aussi là que tu as une idée de la façon dont l’éditeur te considère. Lorsque je supervise des traductions de JDR (chez Edge), je fais de mon mieux pour donner un retour aux traducteurs concernant le travail qu’ils ont fait. Ca prend énormément de temps, mais c’est essentiel, surtout qu’on a parfois affaire à des autodidactes (comme moi) qui naviguent un peu aux instruments. Si personne ne te dit que tu as un tic de trad, tu ne t’en rends jamais compte (a fortiori en bossant comme un dingue ; on en parlait récemment avec une traductrice : il n’est pas rare de faire des semaines de 60 heures, en particulier quand tu essaies de trouver des tafs rémunérateurs). Quand tu tombes sur un.e directeur.rice de collection qui te dit : « bon, il y a un truc qui cloche dans ton texte, c’est XXX », tu sais que la personne en question se préoccupe vraiment de toi, et aussi qu’elle envisage une collaboration suivie (sinon elle te dirait simplement que ça ne va pas et ne te proposerait plus de travail).

F : en parlant de délais courts, c’est quoi en général le « parcours » d’une traduction ? Est-ce que tu as ou tu prends le temps de te renseigner sur le sujet, le thème, l’auteur ou l’autrice ? Ou bien tu considères l’ouvrage comme un tout indépendant et tu y circules en circuit fermé ?

SJ : on se renseigne forcément, parce que la phrase fétiche du traducteur est « ça dépend du contexte ». Tout dépend du contexte. Par conséquent, tu as deux solutions quand tu t’apprêtes à traduire un auteur ou un roman particulier : soit tu disposes d’environ 27 secondes pour te renseigner sur son oeuvre et sur l’univers dans lequel il écrit, soit tu le connais déjà pas mal. Avoir une culture assez vaste (même si elle est superficielle), ou au moins assez concentrée sur le sujet sur lequel tu bosses, c’est indispensable. Je vais te donner un exemple anecdotique, et je vais aller le chercher dans le haut du panier.

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Traduit par Jean Sola (raté).

Le premier traducteur de George R.R. Martin était Jean Sola. Jean Sola est un « dix-neuvièmiste », spécialisé dans la forme stylistique des auteurs du XIXe, ce qui se ressent dans sa traduction, que beaucoup n’aiment pas (ce n’est pas mon cas : j’aime beaucoup ce qu’il a fait du texte brut de Martin, même s’il en a clairement trahi certains aspects). La langue employée dès le premier tome du Trône de Fer est délicieuse, élégante, ampoulée… Bref, le style est très présent. Et puis, à un moment, tu découvres que l’emblème de la maison Greyjoy (dans les premières éditions françaises en tout cas) est la « seiche ». Ceux qui connaissent la VO (et sans doute les dernières VF et la série télé, que je ne lis/regarde pas) ne peuvent s’empêcher d’être un peu étonnés : en VO, le symbole est un « kraken ». Ca claque quand même un tout petit peu plus, non ? Tout simplement, Sola, avec toute sa culture et son talent, est passé à côté d’un mot : pour lui, il fallait « traduire » ce kraken, alors que le geek de base sait très bien à quoi ça ressemble (en général, une grosse saloperie de pieuvre monstrueuse). Pour moi, ce genre de petit glissement n’est clairement pas grave (et à côté, j’adore la trad de Sola, je la trouve splendide, on dirait que ça a été écrit par un vieil auteur français très précieux et très en avance sur son temps), mais je sais qu’il y a des lecteurs que ça a interpellé.

Alors voilà : oui, il faut se renseigner, ou il faut déjà savoir. C’est pour ça que tu as des traducteurs spécialisés dans tel ou tel domaine.

F : Et puis comment tu fais pour tenir ces délais courts. T’as une technique pour le travail à domicile ? Ça t’arrive de rater un délai ?

SJ : Ca m’est arrivé plusieurs fois de rater un délai, pour diverses raisons, surtout au tout début, quand j’avais un autre taf à côté. Désormais, je respecte quasiment à 100% mes délais de trad parce que je ne fais plus que ça. En relecture c’est beaucoup plus compliqué : tu fais bosser, disons, trois personnes sur un bouquin. Tu multiplies les risques de dépassement d’autant. Et parfois, tu as des expériences catastrophiques (il m’est arrivé d’avoir trois traducteurs qui ont eu des imprévus terribles – genre hospitalisation en urgence pour des semaines), que tu ne peux pas gérer, même en te mettant en quatre. Donc la relecture, je mets ça à part : dès que tu bosses en équipe, et a fortiori dans une équipe où tout le monde fait huit tafs à la fois, ça devient compliqué. Si les tarifs de trad JDR étaient corrects, ça éliminerait des tas de problèmes, mais le fait est qu’ils sont ridicules comparés aux tarifs littéraires, eux-mêmes très bas par rapport à la trad technique. Tu veux faire de l’argent ? Deviens traducteur technique, fais du matériel médical par exemple. Mais dans le JDR, tu as intérêt à tomber un nombre de signes effarant par jour pour rester à flot.

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Traduit par Sandy Julien.

Bon, je reprends le fil de la question (parce que je m’égare !) : gérer les délais en trad, comment ça marche ? Discipline. (Scipline !). Non, sérieusement. Il faut une poutrin de discipline en acier trempé. Si tu es incapable de bosser à heures fixes, de gérer un planning, non seulement de respecter des contraintes, mais de te les imposer… oublie ce taf.
Tu bosses chez toi, ok ? Chez toi, il y a toujours un truc à faire. Tu prépares à manger, tu vas chercher le courrier, tu répares la porte du garage, un des gosses est malade, bref. Ces tas de trucs que tu ne ferais pas au bureau. Tu as juste trouzmillions de choses qui peuvent te distraire.
Et quand quelque chose te distrait quelques minutes, tu perds le « flow ». Tu sais, cet état d’esprit où tu avances vraiment, où tu tombes les mots et les phrases comme un.e dingue ? Ouais, le shining, ok, tu l’appelles comme tu veux. Cette toute petite minute que tu as perdue, c’est une demi-heure de taf au ralenti juste après. Où j’en étais ?
Tu es obligé d’avoir un bureau, un endroit qui ne soit attribué qu’au travail. Ca ne peut pas être au beau milieu de l’espace de vie avec les enfants et les chiens qui font la ronde autour de toi. Tu dois être isolé. Tu ne dois faire qu’un avec la Force, Luke !

Ensuite, je recommande à tous ceux qui bossent chez eux de s’imposer des horaires. Je fais en gros du 9h-18h avec une pause d’une heure à midi. Je m’interdis désormais de bosser les week-ends, mais c’est le privilège d’avoir bossé des années à me faire une réputation. Au début, je bossais le week-end, la nuit s’il le fallait. Je faisais du 60h/semaine, en état d’épuisement total (j’ai fait deux burn out). Mais personne ne tient un rythme comme ça éternellement. Désormais, je m’impose en gros 35-40h de taf maxi par semaine.
Maintenant, il y a des techniques qui te permettent d’être extrêmement productif sans pour autant te tuer au travail. Je conseille aux gens qui ont du mal à gérer ça de se tourner vers la méthode « pomodoro ». C’est un truc qui a radicalement changé ma façon de bosser.

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Où l’intervieweur a l’impression d’avoir raté une marche.

J’explique. Ca vient du mot « tomate » en italien, parce que les minuteurs de cuisine sont généralement en forme de tomate et que ça se fait avec un minuteur de cuisine. L’idée, c’est de concentrer ta capacité de travail et de l’adapter à un rythme précis qui TE correspond. La méthode fonctionne comme ça : tu fais des tranches de taf minutées, entre lesquelles tu intercales des pauses, minutées elles aussi. Mon rythme à moi, c’est 20 minutes de taf, 5 de pause, 20 de taf, 5 de pause, 20 de taf, 15 de pause. Et ensuite, on reprend, rince and repeat. Pendant les pauses de 5 minutes, tu peux consulter FB ou tes mails, par exemple. Pendant le quart d’heure, tu te fais un café, tu vas respirer dans le jardin, tu fais le poirier, ce que tu veux. En fait, tu te conditionnes à déclencher l’état de flow. C’est très efficace. Tu as des sites comme https://tomato-timer.com/ qui te font le minutage, ou des applis sur IOS ou Android pour gérer ça. Ma productivité a augmenté radicalement avec cette méthode, et ça m’a permis peu à peu de réduire mes horaires (avant, je bossais jusqu’à 20h, avec des pointes à 23h presque tous les deux jours), puis de récupérer tous mes week-ends, et même de prendre un peu de vacances. Tout le monde ne fonctionne pas de la même façon. Peut-être que toi, tu es plutôt 25/7/25/7/25/20, va savoir… Il faut expérimenter un peu, mais une fois que tu as trouvé ton rythme, c’est extrêmement pratique. Je sais qu’il y a des gens pour qui ça ne fonctionne pas. Pour moi, c’est la méthode.

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Traduit par Sandy Julien.

F : Tu traduis des romans, des livres de jeu de rôle, … Est-ce qu’il y a des particularités à ces différents types d’ouvrages ? Est-ce que tu abordes le travail différemment ? Est-ce que, par exemple, tu joues à un jeu avant de le traduire ?

SJ : oui, chaque format entraîne des contraintes différentes. Le public auquel il s’adresse, aussi (on adapte le niveau de langue et de vocabulaire, dans certains cas). La BD est un exercice épatant, d’ailleurs : il faut rester bref, retranscrire en un minimum de mots (parce que les cases n’ont pas une taille infinie, évidemment), donner de la personnalité aux dialogues (puisqu’il n’y a qu’eux)… La BD et les dialogues en général impliquent davantage de créativité, pour moi en tout cas. Un roman, c’est différent, parfois laborieux (selon l’auteur.rice), parfois enthousiasmant mais très difficile (celui sur lequel je bosse en ce moment, par exemple…)… Le JDR, sauf exception, c’est finalement assez facile, à condition d’avoir le bon état d’esprit et une bonne connaissance du support en général. Si tu es allergique aux règles très techniques, passe ton chemin. D’autant que ça demande une rigueur proche de la rigidité cadavérique, en fait.
Je reformule : le JDR c’est facile quand on a le cerveau câblé pour. J’ai la chance d’être comme ça, donc ça me plaît bien.

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Traduit par Sandy Julien.

Est-ce que je joue à un jeu avant de le traduire ? C’est extrêmement rare. Ca ne m’est jamais arrivé, en fait. Les délais sont toujours si courts qu’on n’a tout simplement pas le temps d’organiser ça. Parfois, tu as la chance d’avoir déjà joué au truc quand on te propose d’en faire la trad, mais c’est rare. Et quand tu commences à le traduire, ça devient un objet de travail, c’est difficile de s’y investir ludiquement, il y a comme une sorte de dissonance entre les deux, pour moi. Merde, finalement, c’est pas mal, la Cellule…

F : Si tu devais ne garder qu’une traduction, ce serait laquelle ? Et si tu avais la possibilité de recommencer un boulot, ce serait lequel ?

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Traduit par… OK, vous savez.

SJ : je garderais peut-être Kenobi de John Jackson Miller, par affection. C’était mon premier taf chez Pocket, et c’était un accomplissement perso extraordinaire, d’autant que le directeur de collection était David Camus (écrivain et traducteur qui bosse actuellement sur une nouvelle trad de l’oeuvre de Lovecraft, et qui est par ailleurs adorable ; c’est le petit-fils d’Albert Camus). Un jour, tu te réveilles, et tu te dis : « je suis en train de traduire un roman Star Wars sur Obi-wan Kenobi pour le petit fils d’Albert Camus. » Après ça, tout peut arriver.

 

9782266294690_internet_w290Pour la qualité de trad, je garderais sans doute ma dernière parue chez pocket : Star Wars Battlefront – L’Escouade Inferno, que je recommande vigoureusement, car c’est le meilleur roman Star Wars que j’ai lu, toutes catégories confondues. Il m’a complètement soufflé, avec une intrigue très loin des bastons et de l’action, mais avec de profondes implications éthiques et un petit côté Star Trek (la planète mystérieuse). J’ai chialé à la fin, c’était juste formidable. Recommencer un boulot ? La série Le Vampire Geneviève, qui comptait parmi mes premiers romans traduits. C’était un très beau cycle, j’ai fait de mon mieux, mais je manquais clairement de maturité professionnelle.

F : Ca fait quelques années que le jeu de rôle est en questionnement sur des questions de sexisme, d’ouverture à de nouveaux publics, … Est-ce que d’après toi ces questions-là passent nécessairement par la traduction ? Est-ce que l’écriture de livres et leur transmission a un rôle à jouer dans ces questionnements sociologiques et politiques ?

SJ : tout passe par l’écrit, et par conséquent, beaucoup de choses passent par la traduction. C’est l’usage (oral) qui sculpte la langue, mais c’est l’écrit qui en fige la forme « officielle » à l’instant T. (L’Académie, par exemple, n’a même pas son mot à dire. C’est assez marrant, d’ailleurs, d’avoir cette institution qui n’a strictement aucune prise sur le moindre aspect de l’objet qu’elle… étudie ? Ca c’est cadeau, et y a l’accent québécois donc c’est bien : ).
Les mots ont un pouvoir énorme. Personne ne peut arrêter les mots. Si j’écris quelque chose de bouleversant et de choquant à la fois, personne ne peut le faire disparaître ensuite. Aucune censure, aucune interdiction n’a les moyens de faire disparaître un texte, une pensée figée par l’écrit. Et ce qui est amusant, c’est que chacun d’entre nous dispose de ce pouvoir.

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Rien à avoir avec Sandy Julien, mais c’est un super livre. Voilà.

C’est pour cette raison que beaucoup de systèmes autoritaires (voire autoritaristes) tentent de détourner le langage, de le plier à une volonté (on parle beaucoup de novlangue ces temps-ci), de l’exploiter. Mais le langage a une qualité qui le différencie de toute autre forme de ressource : il est illimité, et il n’existe que par l’intermédiaire d’un rapport entre deux personnes qui en comprennent les codes. C’est fascinant, ça : quand j’écris ces lignes, par exemple, je suis ces deux personnes. Le Sandy qui écrit et le Sandy qui se lit simultanément animent le sens de ce texte. Si je meurs subitement en avalant mon Prince Maxi Gourmand double chocolat de travers, mon texte n’est plus qu’une suite de pattes de mouches sur un écran. Quand toi, tu vas le lire (ou ton public), le texte va de nouveau exister en tant que langage, mais il ne sera plus le même parce qu’un des participants aura changé. Ce ne sera plus le même texte, à chaque oeil qui le parcourt il devient quelque chose de différent. (On s’inscrit où, pour la Cellule ?)

Bref, on ne peut PAS exploiter quelque chose qui se métamorphose constamment. On ne peut pas en faire ce qu’on veut. La langue, c’est le Chaos dans Warhammer. C’est une caisse de TNT sur un trampoline.
Toute question politique (au sens large) passe forcément par le langage et par la traduction. J’ai lu récemment un très chouette article sur l’homosexualité dans la bible, et que je recommande vigoureusement. Je me permets d’en citer un bref passage qui dit tout ce qu’il y a à dire sur le sujet :

« Certaines traductions de la Bible ont l’audace de traduire αρσενοκοιται (ici traduit en pédérastes) par homosexuels. Sachant que le terme existe depuis à peine plus d’un siècle, c’est un peu gonflé d’aller le caser dans la Bible. Clairement, celle-ci ne fait pas référence à une catégorie qui sera inventée 1800 ans plus tard… » (Le terme « homosexuel » date de 1868.)

La traduction véhicule un sens bien différent de celui du terme d’origine, qui n’a désormais pas d’équivalent exact. On revient à « traduction, trahison », mais dans ce cas, il y a une volonté derrière la trahison (cela dit, il y a bien souvent une volonté politique derrière toute exégèse, mais je m’égare encore).

Dans le cadre du jeu de rôle, pour moi c’est assez simple à concevoir, mais compliqué à expliquer clairement. Je vais essayer quand même. On procède par métaphore ? C’est un peu délicat, parce que ça donne l’impression qu’il faut simplifier pour faire passer le message… mais je crois qu’il n’y a plus que ça à faire.
Des femmes, des rôlistes, demandent clairement que le jeu de rôle reconnaisse leur présence, et même leur existence.

le coup de la Japanne
Une tentative maladroite (de plus ?) d’inclusion de femmes en jidéairie.

C’est un peu comme si, dans le bus, quelqu’un voyait une place libre à côté de toi et te disait : « ça vous dérange pas si je m’assieds là ? » .
Les traducteur·rice·s de la dernière version de Runequest ont opté pour le terme « meneuse » lorsqu’il s’agit de désigner ce qu’on appelait naguère le « maître de jeu » . C’est un peu comme si tu répondais : « oh mais pas de souci, la place est libre et c’est fait pour ça. »

Des rôlistes masculins s’insurgent en arguant du fait qu’ils ne sont pas, eux, des « meneuses » . C’est comme si l’occupant du siège situé derrière celui qui est libre disait : « non, tu ne peux pas laisser cette personne s’asseoir là, ça me bouche la vue vers le chauffeur » .
Déjà, remettons les choses en contexte. Aucun chauffeur de bus, aucun, ne vaut qu’on se positionne d’une façon particulière pour le contempler de dos, ou alors c’est qu’il se retourne tout le temps et c’est un mauvais chauffeur et on va tous mourir dans un terrible accident.

Ensuite, penchons-nous sur la question. Les rôlistes masculins qui se plaignent ne sont effectivement pas des « meneuses » . Moi, si je maîtrise RQ, je ne vais pas dire : « je suis une meneuse » . Au même titre qu’une copine ne dira pas : « moi, je suis joueur de Runequest » .
La gymnastique mentale à effectuer n’en est pas une : elle tombe littéralement sous le sens (comme je viens de le prouver, Votre Honneur). On ne peut donc à aucun moment affirmer que le but des traducteurs est ici de compliquer la tâche du lecteur ou de la lectrice. Ils offrent juste une place libre dans le bus.

Ensuite, grammaticalement, du point de vue de la langue, l’Académiiiiie, toussa toussaaaaa : la plasticité de la langue est attestée par des millénaires d’histoire. C’est l’usage qui la définit. Ca fait des années que je m’assieds sur certains aspects de la réforme de l’orthographe et personne n’est jamais venu m’arrêter. Et personne ne le fera jamais. Le sujet n’intéresse que les linguistes. Que j’écrive « clef » ou « clé » , c’est pareil. Que je parle d’autrice, d’auteure ou d’auteur, l’essentiel est que mon interlocuteur·trice sache de quoi je parle (cf. la vidéo sur l’Académie). Et si jamais je me trompe de terme, en général, il n’y a pas mort d’homme.

Et là, Votre Honneur, je viens de prouver que finalement, tout ça n’a aucune influence, qu’on n’en a rien à battre au bout du compte…
Sauf que…

Qu’est-ce qui fait que je « permets » à une personne de s’asseoir à côté de moi dans le bus ? Non, ce n’est pas ça. Qu’est-ce qui pousse la personne à demander si elle peut s’asseoir ? Alors que la place est libre, qu’elle a payé son ticket et que le siège est conçu pour ça ?

Au bout du compte, c’est une simple question d’échange humain et de courtoisie. C’est un petit peu la base de la société, ça : entériner un échange social, le valider par l’intermédiaire d’un échange verbal. Mettre des mots sur une évidence pour que cette évidence ait force de loi, pour qu’elle fasse partie des concepts élémentaires de la vie sociale. (Ne recopiez pas ça dans vos copies de bac de philo, les loulous, vous aurez une note pourrie.)
Eh bien « meneuse », c’est ça. On a des joueuses qui demandent poliment leur place. Depuis longtemps. Une vraie place, pas un strapontin, pas debout accrochées au bitoniot qui pendouille et que quand le bus bifurque tu fais du surf sur place. La place à laquelle elles ont droit, tout simplement parce qu’elle est là, elle est libre et elle est à elles.
Je peux grogner sur mon siège, je peux dire : « grrrmmmbl, mouais, si vous voulez… » en faisant une sale gueule, mais si je suis un individu courtois et sociable, c’est à ce moment-là que j’enlève mon sandwich au pâté de la place pour que la personne puisse s’asseoir. Si jamais je dis « c’est la place de mon sandwich », je suis un trou du cul.

F : A force de traduire les écrits des autres, tu n’as jamais envie de te lancer dans tes propres créations ? Sandy Julien Production, c’est pour bientôt ?

SJ : oui, j’envisage un long ouvrage de philosophie alimentaire, avec énormément de métaphores basées sur les sandwiches et les transports en commun.

Et sinon, j’ai déjà écrit des choses, j’en écris toujours, et quand ce sera prêt, ça sortira. On a le temps. Si ça se trouve, ça restera dans un tiroir. Ou pas.

#RPGaDay2018
Créé, notamment, par Sandy Julien.

 

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