L’interview-fleuve : Manuel Bedouet

Bonjour tout le monde !manuel-oiseau

Je vous avais promis des articles de folie à mon retour de France… On commence maintenant, avec l’interview d’un monsieur au cœur grand comme ça : Manuel Bedouet. Créateur de jeux de rôle, co-animateur du podcast Ludologies, organisateur d’ateliers de création de jeux en une page… il manie bien des casquettes !

Felondra (F) : Salut Manuel ! On va commencer par le petit passage obligé… Tu veux bien te présenter ?

Manuel Bedouet (MB) : Bonjour, je m’appelle Manuel Bedouet, j’ai trente-cinq balais depuis quelques semaines et je vis à Rennes, en Bretagne.

F : Tu fais partie de l’équipe du podcast Ludologies, qui vient de terminer sa 4ème saison. C’est venu d’où, Ludologies ? Tu es content de ce que vous en faites ?

MB : Quand je suis arrivé à la fac en 2001, je suis rentré dans la radio associative Radio Campus Rennes comme chroniqueur dans l’émission “Le vortex” (qui existe toujours sur d’autres ondes, avec une autre équipe). C’était une émission de culture geek avant que le terme existe. La radio, c’est donc un vieux truc pour moi, ça a même été mon métier pendant un temps.

Les années passant, j’ai découvert pas mal d’émissions autour du jeu, mais c’était toujours des émissions de chroniques où l’on parlait des sorties. Puis sont arrivés les podcasts, qui segmentaient pas mal en parlant d’une typologie de jeu uniquement. Il se trouve que je suis autant joueur de plateau que de console que de rôle. j’y vois des espaces ludiques à faire dialoguer ensemble. Les discussions préalables à Ludologies, nous les avons eu avec Hadrien Bibard, un ami lui aussi passé par la radio, beaucoup plus calé que moi en jeux vidéos. Et puis quand nous avons eu l’occasion de nous mettre en colocation, nous nous sommes dit que c’était la configuration idéale pour concrétiser l’idée : faire un podcast qui parle de culture du jeu, qui regarde les différentes formes ludiques comme des parties d’un tout et pas comme des objets séparés les uns des autres.

On a rapidement pu commencer à échanger avec des professionnels, des chercheurs, parce que l’idée c’est d’aller interroger des gens qui ont des réponses aux questions que l’on se pose. C’est pour ça qu’on est vraiment dans une posture d’intervieweurs, et pas trop de sachants. L’idée c’est de faire parler des gens très intelligents sur un sujet qu’ils aiment et que nous aimerions découvrir. C’est comme ça que nous avons rencontré Florent Maurin, Thomas Be, Marion Coville, Vincent Berry …

Aujourd’hui on est quatre avec une équipe paritaire, on a passé les 60 épisodes, les 50 000 écoutes, on diffuse et on coorganise les conférences proposées pendant le festival de culture vidéoludique Stunfest, et des enseignants en game-design disent à leurs élèves de nous écouter. Oui, je suis content, j’ai l’impression qu’on fait un boulot utile.

Interview Manuel Bedouet
La fine équipe de Ludologies : Manuel, Sélène, Fanny et Hadrien

F : Comment sont choisis les sujets et les invités ? On peut vous proposer un sujet spontanément ?

MB : Alors, ca nous est arrivé de recevoir des invités qui nous avaient contacté pour proposer un sujet, mais il faut bien reconnaître que ce n’est pas le cas le plus fréquent. En général, nous nous réunissons avec l’équipe en début de saison, nous brainstormons sur les sujets qui nous font envie, et nous nous répartissons les épisodes. La sélection des invités vient généralement en second lieu, même s’il arrive qu’une rencontre impromptue débouche sur l’enregistrement d’un Ludologies. Comme tu vois, il y a un principe général, qui nous permet d’assurer une diffusion régulière et de gérer les problématiques de logistique de l’équipe facilement, et puis de la souplesse pour sortir des clous de temps en temps.

F : Par ailleurs tu es concepteur de jeu. Tu as quelques belles réalisations à ton actif : Sur les frontières, Summer Camp, Aux marches du pouvoir… mais aussi des jeux plus confidentiels, que tu publies gratuitement sur le site de ton collectif, Gobz’Ink. C’est quoi, pour toi, concevoir un jeu ?

C’est un peu la question à 10 000 balles, ça non ?

Interview Manuel Bedouet

Pour moi, les jeux sont des oeuvres de l’interaction. Au-delà de la qualité d’écriture, du travail graphique, de l’univers même que l’on propose d’explorer, ce qui fait le travail du game-designer, c’est d’abord et avant tout la mise en œuvre d’une proposition d’interaction. C’est pour ça que j’ai un peu de mal avec la casquette « auteur » . Ce qui me passionne, ce n’est pas tant l’écriture que la mise en place de ces dispositifs qui prendront vie à la table. Je ne propose qu’un canevas, les auteurs ce sont les joueuses.

Interview Manuel BedouetA bien y réfléchir, ce n’est pas anodin si, en plus de Ludologies et de mon travail de production de jeu de rôle, je fais aussi des jeux de société et des jeux vidéos. A nouveau, tout cela est un continuum en ce qui me concerne, avec comme point nodale le travail de l’interaction, le fait d’intégrer le spectateur de façon active pour en faire un participant. Mieux, le fait de créer des outils qui ne racontent des histoires que si l’on s’en sert. Un jeu non utilisé, c’est juste un objet inerte. Quand je crée des jeux, je me demande d’abord ce que je veux proposer comme expérience à la table ou devant l’écran. Le reste vient ensuite, comme un déploiement logique. De ce point de vue, je sais que je suis assez loin d’autres conceptions où l’enjeu est de proposer un univers à explorer, quels que soient les moyens. Mais bon, il faut de tout pour faire un monde !

Interview Manuel Bedouet

En réalité, quand on fait un jeu, on ne fait que des outils créatifs. La véritable création, c’est la partie. Voilà, je fais en quelque sorte des tournevis pour que les gens s’amusent avec. Et j’espère faire de très bons tournevis pour que l’on s’amuse vraiment beaucoup avec.

On ne peut jamais en être certain, note bien, mais je sais déjà que j’ai une démarche sincère, dans la mesure où je ne sors pas des jeux auxquels je ne crois pas. Et puis en ce qui me concerne il y a aussi quelque chose de l’ordre de l’exploration. J’aime bien aller gratter dans les coins, essayer de proposer des expériences uniques et novatrices. La publication, c’est un moyen de partager ça, et éventuellement de gagner un peu d’argent avec. Ce n’est pas très important, en réalité. Je fais des jeux parce que j’aime ça, la création. Il existe des peintres, des musiciens, moi je fabrique mes petits dispositifs interactifs. Petit à petit, ça prends une part grandissante dans mes revenus, et qui sait, un jour ce sera peut-être mon activité principale. Après tout, vivre de sa passion, c’est un objectif que partagent pas mal de gens, non ?

Interview Manuel Bedouet

F : Tu veux bien nous parler des prochains tournevis sur lesquels tu bosses en ce moment ?

MB : Alors j’ai pas mal de formats courts déjà rédigés que je devrais tester et mettre en page, pour pouvoir les sortir proprement. Je n’ai pas vraiment pris le temps de le faire, il faudrait que je m’en occupe. Dedans il y a Inoubliable, un jeu qui permet de raconter la vie d’un personnage à la manière d’un biopic. Je pense que ça peut être assez chouette, avec des ambiances variables en fonction des tables. Il y a un peu de proximité avec La vie de l’absent de Stéphane Tiramisu, mais je suis sur une approche plus cinématographique, moins mélancolique, je crois.

Dans les autres jeux il y a aussi Faste & Furries, un jeu que j’ai écrit pour mon anniversaire, une sorte de hack de Mesopotamians, de Nick Wedig. On y joue des domestiques humains dans une réception diplomatique fréquentée par des animaux anthropomorphes. En toute logique, ça doit être assez burlesque.

Il y a aussi un jeu en anglais inspiré de Neverwhere sur lequel il faudrait que je me re-penche, mais je dois avouer que pour le moment mon gros projet c’est Couleur Béton, un hack de Dream Askew, de Avery Alder, pour jouer une communauté non-violente dans une ville moderne qui subit une sorte de malédiction type « belle au bois dormant » . J’en dis pas plus pour le moment, mais c’est mon premier jeu dans un style PBTA, et j’ai vraiment très très envie qu’il soit aussi bien que je l’ai imaginé.

F : Et pour avoir testé une première version, c’est très prometteur. Courage pour ça !

Tu dis que pour le moment en tout cas, la création de jeux n’est pas ton revenu principal. Du coup tu t’y prends comment d’un point de vue organisationnel ? Tu te réserves un temps pour la création chaque semaine ?

MB : Je sais pas si on peut dire chaque semaine. Disons que dans la création j’ai plusieurs étapes avec des dynamiques très différentes. En premier lieu, il y a la rédaction initiale. Là, le jeu occupe beaucoup de mon espace mental, et j’ai tendance à consacrer une très large partie de mon temps disponible en dehors du travail à faire avancer la rédaction. Ensuite, il y a les tests, qui amènent parfois (souvent) à des changements importants dans les mécanismes du jeu. Ce sont des sessions de jeu hebdomadaires entrecoupées de périodes de rédaction plus courtes.

Interview Manuel Bedouet

La troisième étape, ce sont les tests externes. C’est la première fois que je n’ai plus le contrôle, puisque je confie le jeu à des tiers pour le faire jouer. Par nature, je suis mis en stand by dans cette période, même si on essaye de se donner des jalons calendaires avec les testeurs. Et puis une fois que tout marche, la production prend le relais : relectures (par des amis aux yeux avisés), mise en page, illustrations, et enfin mise en dispo. En fonction du niveau de contrôle que j’ai sur une étape, le timing peut largement varier. Moi je suis un peu de la catégorie bourrin, je bosse jusqu’à ce que ce soit prêt, sans trop prendre mon temps. Ca veut dire que le plus souvent, les étapes qui sont entre mes mains vont assez vite. En ce moment je m’affine côté graphisme de façon à avoir un maximum d’autonomie et de contrôle sur le rythme de production sur la mise en forme des jeux, comme j’ai pu le faire pour la mise en page il y a quelques années.

Donc non, pour faire court, ce ne sont pas des plages définies. Quand le jeu est là, en moi, je travaille assez systématiquement dessus jusqu’à ce qu’il soit prêt. Je sais pas si c’est une bonne approche, mais je suis à l’aise à cet endroit-là.

F : J’ai vu à la dernière édition de la convention Eclipse de Rennes que tu proposais un atelier de conception de jeux courts. Pourquoi est-ce que tu lances ce genre d’exercice ? Pour montrer que tout le monde peut le faire ?

MB : Oui, en gros. Je trouve que le format court est vraiment adapté pour s’essayer au game-design. J’ai croisé trop de gens qui bossaient sur leur jeu depuis 10 ans sans le sortir. Moi je crois que si on veut écrire des jeux, il faut en créer beaucoup. Même des petits. Surtout des petits. C’est comme ça qu’on apprend à maturer sa pensée, à mener des tests, à faire des hypothèses de mécaniques.

L’atelier, c’est un peu ça : donner un espace de légitimité à des gens pour se lancer de ce côté-là de la page. Parce que créer des jeux c’est amusant, c’est intéressant et c’est formateur. Je dois au total l’avoir proposé à une cinquantaine de personnes aujourd’hui, et si tout le monde n’a pas produit un jeu, il y en a en tout cas un certain nombre qui ont été jusqu’au bout de la démarche. Je pense que pour démonter l’image du créateur tout puissant, frappé par l’inspiration géniale, c’est vraiment bien de se frotter à la conception. ca donne à voir que ce n’est pas un processus magique accessible seulement à certains, mais qu’avec du travail, de l’énergie et du jus de cerveau, on peut produire des choses intéressantes.

Interview Manuel Bedouet

F : Tu peux nous faire profiter d’un petit best-of de ce que tu as vu naître dans ces ateliers ? Ou même un peu quelques noms de jeux accessibles pour qu’on voit à quoi ça ressemble ?

MB : Alors, j’ai eu beaucoup de choses. Comme ça, de tête, je peux te citer un jeu où l’on joue les objets magiques d’un héros tombé au combat, désormais portés par un toquard quelconque. Le truc, c’est que les joueurs jouent les objets magiques et le meneur joue le porteur, et leur parle vraiment à la première personne, en leur décrivant ce qu’il voit où ce que lui disent les protagonistes. Je trouve que c’est une proposition assez audacieuse. J’ai aussi vu un jeu où l’on joue les habitants d’un flocon de neige, dont la mécanique est plutôt rigolote : on lâche des petits flocons en papier qui doivent tomber sur un gros flocon au centre de la page. Plus il y a de flocons dans la cible, mieux l’action est réussie.

Je pourrais en ajouter des tas d’autres, que ce soit des jeux inspirés de séries comme Battlestar Galactica, des jeux prévus pour se pratiquer via IRC, un mini GN intimiste pour deux personnages qui se racontent leur vie par texto en prenant un bain, c’est vraiment très très varié.

Je n’ai pas trop de liens à te filer, mais avec Côme Martin et Julien Pouard on bosse sur une plateforme pour héberger des jeux en formats court, et il y en aura dessus.

F : Ah, hâte de voir ça !

Dans le dernier numéro de Ludologies, tu parles du Care. Je laisse les lecteurs aller écouter cette merveilleuse intervention, qui commence à 24:53. Pour toi, le Care, c’est une manière de faire de la politique en jeu de rôle ?

MB : Ouais, un truc du genre. En fait les gens ont beaucoup retenu le terme Care, qui est une approche philosophico-sociétale qui préexiste largement à mon intervention, mais le coeur de ce qui m’anime en ce moment, c’est l’idée d’apprendre à se pardonner, se faire confiance et s’aimer. Soi-même et les autres. J’ai la sensation qu’on produit beaucoup de fictions qui décrivent l’humain comme un être naturellement violent, égoïste et lâche. Et je suis persuadé qu’à force de le répéter, ça devient un petit peu vrai, ne serait-ce que parce qu’on a peur que les autres soient comme ça. Je crois que quand on publie des trucs, on a une forme de responsabilité sociale. On tend un miroir déformé par nos convictions aux gens, et ce serait lâche de se dédouaner en disant « mais non, c’est juste un jeu » . Il y a un taf à faire, et il y a de plus en plus de monde pour le faire, c’est celui de montrer aux gens qu’ils sont beaux et passionnants.

Interview Manuel Bedouet
Ribbon Drive, un jeu de Road-movie puissant de gentillesse… J’vous en reparle bientôt 😉

C’est un peu de la pensée magique, mais moi j’y crois, à cette idée que la confiance que les autres nous accordent nous rend plus responsable, que l’amour que les autres nous apportent nous rend plus bienveillant. Que si on nous pardonne nos erreurs, et puis aussi nos égoïsmes et nos lâchetés, on fera plus attention à l’avenir. Que la plupart des conflits entre individus viennent de malentendus et de peurs non formulées. Alors aujourd’hui je fais du militantisme de bisounours. Le care, en vrai, moi j’appelle ça de la gentillesse, tout simplement. J’ai envie de faire des jeux et de jouer à des jeux qui valorisent ça, et pas de vivre dans un monde où cette magnifique qualité est perçue comme une faiblesse. « La gentillesse, c’est l’intelligence du coeur » . ce dicton-là m’accompagne depuis que je suis ado. J’ai envie de le partager.

F : Et tu penses qu’il est nécessaire en jeu de rôle d’avoir une conception de jeu qui oriente l’expérience vers ça ? Pourquoi on ne pourrait pas simplement faire du Donjons & Dragons ou de L’Appel de Cthulhu en mode Bisounours ?

MB : Je crois pas qu’il s’agisse d’un mode Bisounours. Le jeu vidéo Enterre-moi mon amour crée un lien affectif très fort avec le personnage principal, fait de ce lien une dynamique forte de ce qu’on expérimente, et pourtant ça parle d’une réfugié syrienne qui tente d’atteindre l’Europe. Et c’est parfois très, très dur.

Je pense qu’on peut mettre de la gentillesse dans n’importe quel jeu de rôle. Mais si le jeu est fait pour ça, il autorise, il incite à jouer cette corde-là. Si c’est Donj ou AdC, ce sera par incidence, parce que le meneur l’a voulu pour une séance. Et puis je suis pas certain que ce soit le genre d’expérience qu’on recherche dans ces jeux-là. Elle n’est pas moindre, note bien. Mais elle est ultra-dominante, et j’ai l’impression que c’est bien d’avoir un peu de variété, non ? C’est comme ça que les écosystèmes se construisent en tout cas.

F : Tu veux bien nous citer quelques jeux à explorer si on veut aller dans cette direction ? Un peu de publicité positive ?

MB : Je ne pourrais pas ne pas citer De Mauvais Rêves, de Julien Pouard, qui pour moi fonctionne beaucoup sur ça, en particulier sur la dimension de pardon.Interview Manuel Bedouet

Happy End, du Docteur Chestel [encore en développement, j’en reparle dès qu’il sort ! Note de Fel’], travaille très bien la question de la confiance, aussi, en particulier dans sa version Trois étés à Bonneville. Pour être sincère, c’est en partie ce jeu qui a déclenché ma réflexion.

À certains point de vue, on pourrait aussi citer Into the woods, de Morgane Reynier, qui me semble un bon jeu pour aimer.

Il y en a d’autres que je n’ai pas testé bien évidemment. Je crois que Prosopopée ou Happy Together sont pas loin de ça, je pense aussi à Starcrossed, d’Alex Roberts, qui permet de jouer les amours interdits de différents personnages avec une tour de jenga.

En jeu vidéo, il y a aussi beaucoup de choses. Si je ne dois en citer qu’un, ce sera Oxenfree, un très beau jeu où l’on fait agir une bande d’ados pleins de problèmes relationnels au cours d’une aventure fantastique et nocturne sur une île abandonnée. Le jeu ne fonctionne que sur les dialogues, et réussir à dépasser les méfiances et les rancoeurs est une question centrale de l’histoire qu’on explore. Et puis ça vaut évidemment le coup de regarder les conférences de Brie Code sur son projet Tru Luv Media.

Merci pour cette belle interview. Un dernier mot ?

Un commentaire sur “L’interview-fleuve : Manuel Bedouet

Laisser un commentaire