La faute en impro et sa transposition en jdr

Mon article sur ce qu’est, en gros, l’improvisation théâtrale a fait son petit bruit. Dans la communauté des Courants Alternatifs, notamment, on a eu de belles discussions autour. Les joueurs de notre chronique de Sens m’ont même demandé d’en faire quelque chose à table. Alors je me suis dit que j’écrirais cet article, pour compléter le propos et me mouiller un peu plus dans ce que moi, j’entends par « transposer les fautes en jdr » .

La faute en match d’impro

Maintenant que vous êtes allés relire mon précédent article sur le sujet, on peut continuer. 😀

kazoo
Le kazoo, utilisé par l’arbitre pour siffler des fautes – au bruit franchement reconnaissable

Les fautes, je vous l’ai dit, servent essentiellement à pointer que quelque chose ne va pas pour la qualité du spectacle là, maintenant. Evidemment, l’égo d’un jouteur ou d’une jouteuse peut être froissé par une faute personnelle parce qu’iel estime n’avoir rien fait de travers. Mais en principe, ce n’est pas une sanction directe à la personne.

 

Au contraire, la faute est un outil formidable en match d’improvisation théâtrale pour plusieurs raisons.

  • Le match voit deux équipes jouer ensemble (je rappelle que l’affrontement en match est symbolique et qu’il n’y a souvent pas ou peu d’enjeu extérieur au match – donc « gagner » n’amène pas grand chose). Ces deux équipes ne s’entrainent généralement pas ensemble, n’ont pas ou peu de contact hors du match. Il est donc très utile d’avoir un moyen de donner une direction artistique claire au spectacle. L’arbitre l’a en charge et son outil principal est la faute. Des équipes différentes peuvent avoir des réflexes ou des visions très différentes de ce qu’est un « bon » match. L’arbitre (un peu comme un ou une MJ) est là pour dire « ce soir, on va dans cette direction-là » .
  • Dans le stress du match, des jouteurs ou jouteuses peuvent perdre le « regard » sur ce qu’ils ou elles font. Comme tout est créé en direct en improvisation théâtrale, il peut arriver qu’on perde le Nord, qu’on s’embourbe. Avoir un ou une arbitre pouvant siffler des retards de jeu, des confusions, des manques d’écoute, permet de mettre le nez des jouteurs et des jouteuses sur un manque ou un danger au bon déroulement artistique du match et de relancer la machine.
  • Le match d’improvisation est une prestation artistique dirigée vers un public. On peut donc être tenté.e de se mettre en avant au détriment de l’improvisation, de nos partenaires. C’est ce qu’on appelle le cabotinage. Avoir un ou une arbitre qui peut siffler une faute de cabotinage permet de limiter les « débordements » .

Pour rappel, le match d’improvisation s’articule autour du noyau suivant : l’arbitre annonce une improvisation – un titre, une durée et, éventuellement, quelques contraintes (nombre de jouteurs, contrainte créative, etc.). Puis les joueurs ont vingt secondes de réflexion et l’impro se lance. A la fin de l’impro, le public vote et l’arbitre annonce l’impro suivante.

Autour de ce noyau, le Maitre ou la Maitresse de Cérémonie fait le lien avec le public : il ou elle explique au public les contraintes proposées par l’arbitre, relaye les fautes comptabilisées (voir plus loin), tient compte des points, etc.

signes-d'arbitrage-impro

Avec les trois points évoqués plus haut en tête, on comprend qu’un ou une arbitre peut siffler des fautes à trois moments d’un match.

  1. Pendant une improvisation, pour signaler un problème clair et nocif à l’improvisation en cours. Par exemple, un jouteur ou une jouteuse qui n’écoute pas du tout les propositions de ses partenaires de jeu peut mettre en danger l’impro. Il est important de le lui signaler en direct pour qu’iel puisse laisser la place aux autres immédiatement. L’arbitre va donc se lever et faire le geste représentant la faute (voir plus haut) en regardant le jouteur ou la jouteuse. Souvent ça peut améliorer la qualité d’une impro.
  2. A la fin d’une improvisation, l’arbitre peut siffler des fautes – en plus de celles éventuellement sifflées pendant l’improvisation. Dans ce cas, l’arbitre se met face au public et marque le geste de chaque faute sifflée. Ensuite, iel peut en relayer si iel le désire au Maitre ou à la Maitresse de Cérémonie, qui les annoncera au public. Dans ce cas les fautes sont comptabilisées : 3 fautes sifflées à une équipe permettent à l’autre équipe de gagner un point. C’est important : l’arbitre peut siffler une faute mais ne pas la relayer au Maitre ou à la Maitresse de Cérémonie. Dans ce cas, la faute sifflée est un avertissement à l’équipe.
  3. Il est d’usage que l’arbitre fasse un débriefing à la moitié du match, dans les coulisses, pour pointer des défauts à l’échelle de la mi-temps et/ou des menaces pour la suite du match( « bon, je n’ai pas sifflé de déjà vu, mais j’aimerais qu’on arrête d’avoir des histoires de couple sur scène, y’en a déjà eu trois. Ce serait chouette de varier ça en deuxième mi-temps ! » ).

Il est important de mentionner que, si une faute sifflée par l’arbitre est relayée par le Maitre ou la Maitresse de Cérémonie, les capitaines des deux équipes ont le droit de venir demander une explication de la faute. Ils se campent face à l’arbitre avant que celui-ci ne demande au public de voter. L’arbitre a ensuite le devoir de justifier le jugement qu’iel porte sur le jeu développé. A la fois pour les équipes et pour le public.

Pour les cas 1 et 2, il est important que l’information de la faute soit communiquée rapidement et, dans le cas 1, en perturbant le jeu le moins possible. D’où le développement d’une gamme de gestes qui peuvent être facilement communiqués aux jouteurs et jouteuses au moment de siffler une faute.

Ces signes sont connus très rapidement des équipes – en quelques matchs, tous et toutes les apprennent parce qu’iels comprennent vite que les fautes sont importantes au bon déroulement du match. Reconnaitre les signes qui les identifient permet de communiquer plus facilement avec l’arbitre et d’améliorer la qualité du jeu développé. De plus, ces gestes sont internationaux, puisqu’ils ont été formalisés par la LNI (la Ligue Nationale d’Improvisation du Québec, créatrice du match d’impro) puis exportés ailleurs dans le monde. Donc même en allant jouer en Suisse ou en France, je sais ce que l’arbitre me veut quand il me siffle un carré avec ses bras !

… et sa transposition en jeu de rôle

Un retour fait par plusieurs personnes suite à mon précédent article est la peur d’un élitisme ou d’une stigmatisation des joueurs et joueuses à la table de jeu de rôle. En sifflant des « fautes de jeu » , on risquerait de les crisper, de les empêcher de se lâcher parce qu’à la moindre erreur, on leur sifflerait une faute.

Or ma proposition est très loin de ça.

Ce que je pense transposer, c’est ce langage non-verbal permettant facilement de signaler que « quelque chose ne va pas » . Je ne suis pas le premier à parler de ça.

Des exemples de pratiques que je connais

Dans Sens, de Romaric Briand, le meneur ou la meneuse peut donner des marqueurs d’immersion positive (pour marquer une « bonne » interprétation du personnage, un investissement dans les problématiques du jeu, etc.) ou négative (pour marquer un désinvestissement, une blague « hors-jeu » faite à table, etc.) aux joueurs et joueuses. Dans la chronique que je mène, c’en est venu à prendre ce rôle de marqueur non-verbal. L’usage normal, c’est que je donne un marqueur d’immersion négative à un joueur et qu’à la pause, on débriefe ce qui a justifié le don d’un marqueur. Mais la solution de Sens n’est pas satisfaisante pour trois raisons.

  • Elle ne se fait que verticalement, de meneur ou meneuse à autre joueur ou joueuse – ça se justifie dans le propos du jeu mais ça reste un problème pour moi.
  • C’est une récompense mécanique (les points d’immersion ont un impact en jeu), ce qui amène les joueurs à chercher à gagner de l’immersion positive et à éviter l’immersion négative.
  • Il ne s’agit que de « noir » ou « blanc » , de « pro » immersion ou « anti » immersion. Il ne s’agit donc pas d’identifier clairement ce qui va ou ne va pas.
Dragonfly Motel
… et le jeu est encore plus beau que la couverture ❤

Dans Dragonfly Motel, Thomas Munier propose une série de gestes permettant de demander d’augmenter ou diminuer l’intensité, voire de changer de scène. Dans Dragonfly, il était important que de tels signes soient faits de façon non verbale parce que le jeu se base sur le vertige logique. La parole y est cruciale. D’où, à mon sens, l’envie de l’auteur de ne pas parler « hors de la fiction » pendant la partie mais de mettre des garde-fous ou des moyens d’exprimer son assentiment ou ses désirs. Et effectivement, dans la partie que j’ai jouée, on se concentrait sur la fiction et, en cas de doute (par exemple en amorçant une scène de cul) on s’est regardés, l’autre a donné son assentiment et on est repartis de plus belle. Sans ces gestes, je pense qu’on serait allés moins loin. Ils me semblent intéressants parce qu’ils sont horizontaux (tout le monde les utilise de la même manière), non-verbaux (donc une interruption minimale du flot de la partie) et assez simples que pour être connus rapidement. Mais ils manquent un peu de finesse.

Ce dont j’ai envie

A partir de ces deux exemples, je peux dégager que j’aimerais :

  • Un outil qui soit utilisable par tout le monde à table de la même manière.
  • Un outil qui soit non-mécanisé, pour ne pas que les joueurs et joueuses l’utilisent dans un but d’optimisation. C’est important que cet outil ne serve que pour améliorer la qualité de la partie et rien d’autre.
  • Un outil qui soit simple à apprendre pour qu’on puisse l’utiliser rapidement et facilement. Mais qui ait assez de « composantes » pour donner des messages plus clairs que « plus » ou « moins » .

Une proposition : la fleur

Cette idée m’a été soufflée par Julien Pouard sur le Discord des Courants Alternatifs. Lui-même la tient de la Support Flower, qui est l’adaptation par Tayler Stokes des Support Signals mis en places par Tayler Stokes et Jay Sylvano sur le jeu de rôle Grandeur Nature Ugly Girl. C’est beau de se refiler des trucs…

Ce que me proposait Julien, ce serait de dessiner une fleur sur une feuille de papier. Dans chaque pétale de la fleur, on écrit en début de partie une chose sur laquelle on voudrait pouvoir communiquer pendant la partie. Par exemple « laissons chacun finir ses phrases » , « respect de l’univers/l’ambiance » , « Méta pendant la pause » , etc. On met la fleur au centre de la table, de manière à ce que tous et toutes puissent y accéder facilement. Pendant la partie, quand quelqu’un le veut et sans donner d’explication, iel peut pointer un pétale pour faire passer un message.

Les avantages de cette méthode me semblent nombreux :

  • Elle est créée par la table au début de la partie. On est donc sûr que ce soient les préoccupations ludiques de la table qui soient notées dessus (un groupe pourra vouloir noter « respect de l’ambiance » , un autre « on fait une pause ? » , etc.).
  • Comme on écrit les mots ensemble, on sait ce qu’il y a dessus. Donc le temps d’apprentissage est nul ou presque – tout au plus oser pointer un pétale quand on en ressent l’envie/le besoin. Ce point peut facilement être traité par un petit atelier pré-partie (les ateliers sont traités par plein de gens sur le net, sans doute que j’y viendrai à un moment – en attendant, comme vous vous en doutez, je vous renvoie vers l’excellent Je ne suis pas MJ mais… de l’ébouriffante Eugénie).
  • Ca me semble très intuitif une fois posé. On pointe, chacun regarde, on continue.

J’y vois intuitivement quelques limites. Tout d’abord, la taille de la fleur. Mais au pire, on peut mettre deux fleurs au centre avec des mots différents marqués dessus – avec le risque que ça complexifie trop l’expérience.

Ensuite, le fait que ça prend un peu de temps en début de partie de réfléchir ensemble à ce qu’on met dessus. Mais, dans l’optique d’un jeu en campagne, on pourrait garder cette fleur à table de partie en partie, voire la modifier une fois tous les X temps si on en ressent le besoin.

Enfin, la place que prend la fleur physiquement à table. Dans le cas d’un jeu avec beaucoup de matériel (carte, portraits de PnJ, etc.), ça chargerait encore la table.

Mon rêve : un répertoire de gestes

Si je pousse le bouchon plus loin, j’imagine la possibilité d’élaborer petit à petit un répertoire de gestes à faire en partie. Comme les fautes d’impro, qui sont d’une efficacité très grande parce que d’une part, elles cernent très bien les problèmes que peut rencontrer une improvisation d’un point de vue artistique, et qu’ensuite elles sont connues de tous et toutes.

Evidemment, ça parait peu transposable en l’état. Parce que ça nécessite un travail beaucoup plus long que la solution de la fleur : identifier les problèmes rencontrés en partie de jeu de rôle, élaborer des gestes correspondant à chaque problème, l’enseigner aux joueurs et joueuses à table prend du temps et de l’énergie. Mais je pense que c’est un sujet que j’approfondirai à l’avenir, pour deux raisons.

Premièrement, j’aime penser à l’implication du corps en jeu de rôle sur table. J’ai l’impression que la plupart des bases de jeu de rôle ne réduisent les joueurs et joueuses qu’à leur voix. Investir le corps par ce genre de geste me parait une bonne piste de réflexion sur le sujet.

Ensuite, parce qu’une feuille de papier prend un peu de place, n’est pas toujours atteignable si on joue autour d’une grande table ou (comme le suggère Batronoban dans certains de ces jeux) on joue debout en cercle sans table. Utiliser son corps réduit le matériel nécessaire et ça c’est chouette.

Bon, vous l’aurez compris, j’ai l’impression d’ouvrir un terrain d’expérimentation vaste. Alors je vous laisse pour aller essayer tout ça et, qui sait, reviendrai poster quand j’aurai ramené des résultats probants des mes explorations ludiques.

N’hésitez pas à réagir en commentaire si vous connaissez d’autres pratiques s’approchant ou en avez élaboré vous-même, ça m’intéresse énormément !

Et d’ici là, j’vous dis à bientôt 😉

PS : Un immense merci aux membres des Courants Alternatifs qui ont relu le texte et l’ont amélioré de plein de belles choses (iels se reconnaitront) !

PPS : Un membre des Courants Alternatifs, justement, m’a demandé pourquoi je ne proposais rien pour le jeu « en ligne » . Ma réponse est double : d’une part, je connais encore très mal ce mode de jeu (ma première partie en ligne était il y a deux mois et j’ai fait cinq parties en ligne en tout et pour tout) et je me vois mal en parler. Et d’autre part, l’idée derrière ce non-verbal étant d’investir le corps à table, j’assume une scission d’avec le jeu dématérialisé – sans pour autant clamer qu’en jouant dématérialisé, on finit en dématérialisant les joueurs et les livres 😉