L’interview-fleuve : Batronoban et Christophe Siébert

Batrogames logoCette semaine, j’ai le grand plaisir d’interviewer une personnalité de l’underground rôliste et son infidèle acolyte : Batronoban et Christophe Siébert. L’un produit un multivers crade et outrancier en jeu de rôle, l’autre dans des zines et des romans. Les deux se sont pliés à une interview pour mon blog et mènent actuellement une souscription pour une Trilogie de la Crasse qui semble… dans leur lignée respective !

Merci à Morora pour m’avoir fait découvrir l’œuvre de Batronoban par un super article sur Suck my Dice et m’avoir aidé à élaborer les questions de l’interview 🙂

(Ce coup-ci, j’ai essayé un autre format : j’ai immédiatement envoyé les questions aux deux larrons par Google Docs et rebondi sur leurs réponses pour élaborer l’interview que vous avez sous les yeux). Bonne lecture.

Felondra (F) : Coucou Batronoban et merci pour cette interview ! Je te propose de commencer par l’inévitable : tu peux te présenter ?

Batronoban (B) : Je suis auteur, traducteur et éditeur chaotique. J’ai par exemple écrit Planète Hurlante, Mantoid Universe et adapté Colonial Gothic en France, ou des trucs plus obscurs comme la trad de Black Sun, Death Crawl (un module D&D), et Étrange Empire pour Sombre. J’écris aussi un peu de nouvelles et de poésie sous le pseudo Noban, surtout dans le fanzine Violence.

F : Bon, ton rayon c’est le gore. Le cru. Le violent. Des systèmes légers, au service d’univers crades ou punks. C’est une recherche esthétique ? Une envie politique d’enfin parler de la crasse humaine à table?

B : J’écris sur ce qui me marque dans la vie, sur ce qui transparaît de mon boulot dans un foyer pour SDF, par exemple. Sur mes lectures et des influences que je ne vois jamais dans le JdR. L’horreur ça semble être uniquement Lovecraft, aujourd’hui dans le JdR, alors que Lovecraft c’est un gros cliché et un auteur d’extrême droite. La musique industrielle et le métal sont aussi de grandes inspirations. Il y a des images, des personnages, des scènes qui transpirent des musiques extrêmes car elles te questionnent et te poussent émotionnellement.

T’as lu Apocalypse Culture, Esoterra ou des périodiques comme Violence, Le Bateau ? Les films Nymphomaniac, la trilogie The Human Centipede, Martyrs ou Grave ? Les concerts de Meshuggah ou Benighted ? Ce qu’à produit Genesis P’orridge et Thee Temple ov Psychick Youth ? C’est grotesque et outrageant. L’horreur et la violence stylisées, raffinées sont totales dans ces exemples mais y’a une espèce de catharsis super libératrice.

Grave

Le JdR est un média universel, et on peut l’utiliser de manière très différente, voire extrême. Dans la Trilogie de la Crasse, Chevalerie & Sodomie ou Mantoid, c’est la recherche esthétique d’une catharsis rôlistique par l’extrême. J’ai pas de grand plan intello si ce n’est le développement d’un vaste multivers multi-jeux taré, ce qui constitue le cinquième cavalier de l’Apocalypse : le porno-gore ludique. C’est un monstre que le petit monde du JdR a enfanté. C’est le commencement de la fin du JdR.

F : Je vois ! Et si on mettait ça dans la perspective actuelle des débats féministes ? J’ai l’impression que dans la sphère rôliste actuelle, deux pôles s’opposent. Par exemple, sur la double couverture de Kabbale, qui propose une femme blanche aux gros seins se déhanchant nue ou avec soutien-gorge – la version sans soutien-gorge étant présentée comme “exclusivité Ulule” . D’un côté, il y a ceux qui voient dans ce corps nu une représentation osée, artistiquement parlant, dans une société libérale. Pour les autres, il s’agit d’une objectivation du corps, d’un argument de vente. L’éternel bikini en cotte de mailles.

Kabbale 1Kabbale 2

C’est quoi ta position là-dessus ? Est-ce que tu revendiques de remettre le corps au centre, dans ce qu’il peut avoir de cru ou de laid ? Mettre des hommes-porcs sodomisant des mecs pour atteindre l’extase dans tes bouquins, c’est une manière de faire un fuck aux puritains où qu’ils se cachent ?

B : J’ai souscrit à Kabbale. Son auteur parle de William Burroughs, qui à mon avis a écrit une mythologie super intéressante à explorer en JdR. Mais c’est vrai que je n’ai pas souscrit grâce à cette couverture. L’illustration « Cabaret des déviants » avec Burroughs et une prêtresse est par exemple dix fois plus parlante à mon sens.

Question dessins, je demande aux illustrateurs de faire attention à la représentation des femmes (pas de sexytude si la scène n’a aucun rapport avec ça, et à peu près autant de nu masculin que féminin, ou encore des corps androgynes ou communs, des handicaps, des petits seins, pas de muscles, etc). Tu peux faire attention à ça, et être super gore. L’un n’empêche pas l’autre.

A la base l’idée des Hommes-porcs était satirique. Siébert a écrit un roman crado en allant jusqu’au bout du délire avec le Dossier Hommes-Porcs. Il parle en fait des mecs rôlistes libidineux, les croques-mitaines des conventions de JdR (d’où le fait qu’ils sont tous des mâles pansexuels obsédés par le cul, et que leurs femmes ont disparu !). Siébert l’a développée et en a fait son univers, un monde beaucoup plus sérieux dans son ridicule si j’ose dire, il a complexifié le tout avec les Cafards et les Mouches, en le mêlant à une mythologie métaphysique, celle de l’Hommonde : un multivers cadavérique.

couv homme-porccouv homme-mouchehommes-cafards

La Trilogie vient aussi de ma fascination pour le totémisme – les gens à têtes d’animaux, comme dans l’Egypte ancienne ou l’animisme. Le choix de trois espèces symbolisant la saleté, la vulgarité, les bidonvilles ou tout simplement les recoins sombres de notre réalité et de notre inconscient.
Et l’énergie et la symbolique sexuelles que l’on retrouve dans de nombreux mythes et contes, sont passées sous silence dans les JdR alors qu’elles émergent en cours de partie dans la narration, les intrigues ou juste les blagues de cul. Ici quand tu joues un homme-porc, tu assumes : ton phallus te projette dans d’autres dimensions. C’est peut être grotesque mais c’est plus symbolique et proche de notre réalité cruelle qu’un sortilège niveau 2. Quand tu joues un Cafard, tu fais pas ton vampire sainte nitouche avec ton pouvoir de Domination. Tu entres en déchirant la peau de ta victime par l’anus et tu incarnes une horreur alien psychopathe déguisé en homme, et gardienne du Purgatoire. On t’invite à regarder le néant et l’horreur d’un peu plus près, ou de tourner ça en dérision et à te marrer façon gore-porn avec tes potes. La Trilogie c’est jusque boutiste. Et il faut de la radicalité en JdR.

Jusqu’où on peut aller en JdR ? Faut-il une carte X pour jouer à un JdR XXX ? Y’a t-il une police du JdR ? Le gore doit-il être justifié autrement que par la transcendance rôlistique grotesque ? Faut-il tout intellectualiser ? Voyons jusqu’où on peut pousser les limites, pour une fois. Crois-moi, le texte sera un choc bien plus violent pour un rôliste lambda que toutes les couvertures jamais publiées avec des nichons dessus.

Couverture Mantra 3F : Tiens, Burroughs c’est un gros morceau dans tes inspirations, non ? Tu le places au cœur de Mantra, dans lequel tu revendiques d’ailleurs que “le jeu de rôle est un cut-up” . Cette esthétique de la déstructuration, du chaos permanent, ça habite fort tes univers, même les plus cohérents en apparence comme Colonial Gothic. Pourquoi proposer un multivers destructuré ? Pour pousser vers le barré, le grotesque que tu mentionnais plus tôt ?

Déjà ma tête est un chaos permanent, du coup j’écris ce que je ressens, tout simplement ! J’ai découvert la poésie de Allen Ginsberg et ensuite celle de son ami William, au parcours… très particulier. Ses livres sur son état de junkie, ses recherches sur le cut-up avec Gysin, son exil à Tanger après avoir tué sa femme au Mexique en se prenant pour Guillaume Tell. Son parcours est réminiscent de nombreuses personnes que j’ai pu rencontrer dans mon boulot, et Burroughs a énormément été repris dans la culture extrême. Dans la zique industrielle, comme chez Throbbing Gristle ou Psychic TV que je passe en parties pour ses rythmes et voix bizarres. Chez la Chaos Magick, aussi, ou le groupe Ministry, avec des films timbrés comme Le Festin Nu de Cronenberg (adaptation d’un livre de Burroughs, justement) qui a influencé beaucoup d’autres auteurs. Je crois que c’est le film de Cronenberg qui m’a fait comprendre qu’on pouvait transcrire ses écrits dans du JdR. Dans la Trilogie de la Crasse on le retrouve d’ailleurs comme un agent des Hommes-mouches, Siébert y cite un des romans de cet auteur, Les Terres Occidentales, et dans Mantoid c’est un crabe géant dealer de drogue !

Descente couvLa technique du cut-up est proche des Surréalistes, que j’apprécie énormément.

Le cut-up c’est le fait de couper et coller divers fragments de textes pour obtenir quelque chose d’autre, de construit et d’étrange. Ca fait parler l’inconscient. Le cut-up est une autre version des “tables aléatoires” qui fait émerger des idées au cours d’une partie. Et puis c’est physique. Tu prends un livre en rapport avec le thème de la partie, et tu le découpes devant les joueurs, puis tu mélanges les morceaux au milieu de la table. C’est un acte de déstructuration et non de destruction, car tu rebâtis une histoire avec les fragments. Ces références littéraires sont peu utilisées dans le JdR, alors autant en profiter. De même, l’esthétique grotesque et porno n’existe pas ou très peu en JdR. Dommage de ne pas explorer ça, on tourne en rond entre Tolkien et Lovecraft. David Lynch et Hunter S. Thompson sont aussi dans cette veine (d’ailleurs je suis certain qu’on peut faire un jeu de journalistes timbrés à la Las Vegas Parano !).

F : Là tu lances une « trilogie de la crasse » . A l’époque de ton Teepee, j’avais acquis les Hommes-porcs, 1er livre de la trilogie. Je t’avais alors dit « ok, c’est ébouriffant mais je pense ne rien savoir en faire rôlistiquement » . Tu prévois d’aider les pauvres rationalistes comme moi?

B : Déjà ça t’a fait réagir, et c’est une première victoire au milieu de tas de jeux cools à jouer mais ennuyeux à lire. Le Dossier Homme-Porcs a bien émoustillé une des lectrices, aussi, vu que c’est un récit porno par moments. Logique, puisqu’on parle d’hommes à tête de cochons ! Depuis la version courte que tu as lue, il y a deux autres récits et peuples ajoutés, et pleiiiin d’idées et de conseils de mise en scène. J’ai révisé les règles aussi. Du coup, je pense que tu trouveras dans la version finale ce qui te manquait.

F : Cette trilogie est gérée par Crowdfunding. Une méthode que tu as déjà utilisée à plusieurs reprises (Mantra, Mantoid, …). Pourquoi passer par là ?

B : je passe par le CF pour la Trilogie car cela permet de réduire les risques financiers liés à ce projet très particulier. Je prends un vrai risque financier avec ce CF pour un projet très spécial – pour fétichistes, si j’ose dire. En plus c’est un bon outil de promotion.

 

F : Et puis à côté il y a des jeux comme Colonial Gothic. C’est marrant d’y retrouver un système assez générique, avec des jauges de santé mentale et des calculs « lourds » (pour le narrativo-vegan que je semble être) alors que tu nous avais habitué.e.s à du sans dés (Mantra) ou du super léger (Mantoid Univers). Et puis un univers historique hyper bien foutu et léché au lieu du foutoir habituel. Pourquoi ce pas de côté ?

B : Déjà, on peut combiner les approches : dans la Trilogie, le style est radicalement différent de ce qui se fait aujourd’hui, et pourtant j’adopte un système de jeu très très classique (Corpus Mechanica).

Si tu te souviens bien, j’ai traduit Le Royaume des Légendes (du méd-fan historique au Royaume de France, durant la Guerre de Cent Ans, pour D&D5) et co-écrit Héroïques (un système adapté de D&D4, avec un univers fantasy arabisant) avant les jeux que tu cites. J’ai aussi traduit un livre de conseils à destination des MJ pour un autre éditeur (pas encore annoncé), je développe en ce moment un jeu « classique » pour Deadcrows, et je prépare une trad med-fan chez Chibi.

Colonial Gothic touche aussi un autre public, plus large, qui aime l’ambiance, l’épouvante et l’Histoire. Et pourtant, malgré son classicisme, il m’est personnel. On a beaucoup bossé pour adapter et réécrire le jeu à notre façon avec Trickytophe. On a intégré Millevaux et les légendes amérindiennes à la place de Cthulhu dans la VO, et changé le contexte pour la Nouvelle France. Millevaux est l’oeuvre labyrinthique de Thomas Munier, une figure du JdR indé avec qui j’expérimente des doubles tables complètement folles en conventions. La campagne et l’écran sont totalement inédits en français. Et y’a toute une gamme derrière qu’on prépare, car il a du succès et d’excellentes critiques.

Colonial Gothic

L’intelligence créative, à mon sens, c’est d’être éclectique, et de pas s’enfermer dans un truc en particulier, qu’il s’agisse d’une approche, d’une idéologie, de thèmes, de règles et d’univers. On a forcément toujours une approche principale, mais il faut essayer plein de trucs. Mélanger. L’imprévisible et le changement, c’est inspirant !

F : Travailler pour des éditeurs, ça change quoi par rapport au travail dans ton coin ?

B : C’est avoir un retour critique, un recul sur ce qu’on produit qui vient d’un professionnel du milieu, et beaucoup moins de travail administratif et comptable, ou de coordination. Tu n’as pas à gérer la distribution en boutiques, la demande d’ISBN, les contrats, les relectures, pleiiin de petits détails qui prennent un temps fou. Tu as plus de chance de sortir des jeux de qualité avec un éditeur derrière que si tu le fais tout seul… à moins que ce soit ton gagne-pain à plein temps. Et encore, au bout d’un moment ça épuise d’avoir du succès en étant auto-édité. Côté désavantages, tu n’as pas le dernier mot, même si tout peut se discuter, et que la relation est différente avec chaque éditeur. Il faut accepter de ne pas tout contrôler. Enfin tu gagnes moins. Mais vu le temps et l’énergie économisée, ça se vaut… bref, l’auto-édition a ses avantages et inconvénients, et on peut d’ailleurs mélanger les deux : auto-édition et être édité à côté. Je conseille la lecture de Maelstrom, essai de Romaric Briand sur sa démarche d’auto-édition.

F : Fin octobre tu annonçais la fusion « administrative » de Batro-Games avec Deadcrows et Raise Dead. C’est fait ? T’en es content? Ça implique quoi concrètement ?

B : Je profite d’une unification de la partie comptable, administrative ; je peux me concentrer sur l’écriture et les animations. Cela permet aussi de réimprimer des jeux comme Mantoid ou Mantra pour les boutiques, donc plus gros tirage, plus grande visibilité… économies d’échelle. Je garde aussi mon indépendance. En plus, derrière, y’a une boutique physique, en ligne, une association et une convention de JdR. J’ai la chance d’animer des parties d’initiation en médiathèque pour les enfants et les familles, par exemple.

F : Ah bon, tu fais jouer des familles et des enfants ? Tu ne les jettes pas dans les arènes de la Mer du Chaos quand même ?

B : Non, rassure-toi. Animer du JdR avec des gamins et des parents c’est absolument génial ! Récemment j’ai fait du Loup-garou l’Apocalypse, du Star Wars et cette semaine du Jules Verne. Je suis toujours partant pour faire de l’initiation sur 30mn/2h en conventions, aussi. Le public jeune est vraiment excellent, plein d’énergie. C’est bien de changer de public, de ne pas jouer qu’avec des rôlistes confirmés.

F : Parlant de collaboration, tu travailles souvent en groupe. Colonial Gothic rassemblait Alexandre Joly, Orlov et Trickytophe. Maintenant tu travailles avec Siébert sur la Trilogie de la Crasse. Ça fait du boulot de coordination, des salaires en plus, … alors pourquoi travailler avec autant de gens ?

B : Parce qu’un jeu est à mon sens toujours plus riche si plusieurs personnes bossent dessus et apportent chacune leur grain de sel. Il existe des tas de gens talentueux et il faut savoir chercher la créativité et d’autres points de vue là où ils se planquent ! Après, c’est certain que plus il y a de gens qui travaillent sur un jeu, plus ça s’écrit vite mais moins ça rapporte. C’est un choix.

F : D’ailleurs, tu as ramené Siébert sur cette interview… coucou ! Tu peux te présenter toi aussi, Siébert ? T’es rôliste ?

Siébert (S) : J’ai été rôliste dans les années 80-90 (génération Œil noir, Cthulhu et cie. ; j’ai terminé par de longues campagnes Hurlements, Kult et Over the edge, essentiellement comme meneur de jeu). Ensuite, j’ai à peu près totalement cessé de jouer, à part des tentatives très sporadiques – disons une fois ou deux par décennie, la dernière fois c’était vers 2010, là c’est en train de me reprendre.

Autrement, après un parcours de vie relativement chaotique, je suis désormais écrivain (une vingtaine de livres publiés depuis 2007). Le problème quand on est écrivain, c’est que les bonnes idées ne poussent pas sur les arbres. Du coup, quand j’en trouve une, je préfère en faire un texte plutôt qu’un scénar de jeu de rôle. Et comme je ne me vois pas utiliser plusieurs heures par semaine (à supposer que j’en dispose !) dans une activité de pur divertissement, sans idée réellement profonde, je ne joue plus. À la place je suis alcoolique, ça suffit à mon bonheur.

Du coup, écrire du jeu de rôle – en tout cas, une sorte de produit parallèle, ou dérivé, je ne sais pas comment dire – est un réel plaisir, ça me permet de jouer par procuration (j’ai traité les personnages de la Trilogie comme des PJ plus que comme des protagonistes de fiction, ce qui change tout pour moi, même si je ne pense pas que le lecteur voie la différence) et me permet aussi, je crois, d’écrire des trucs qui n’auraient pas du tout fonctionné dans un roman classique.

De toute façon, même si j’avais eu tout seul l’idée d’écrire des bouquins racontant l’histoire et l’existence des Hommes-Porcs, des Cafards et des Mouches, je ne l’aurais jamais fait de cette manière. L’aspect rôliste dans ces livres a été un moteur d’écriture formidable – et ça, je ne l’imaginais pas en commençant ce travail.

F : Travailler avec Batronoban c’est comment ? Vu ta page Wikipédia t’es un peu à la maison, non ? Vous vous êtes connus comment ?

S : Je ne me souviens plus si, au départ, j’ai connu Batro en tant que lecteur de mes bouquins ou en tant qu’auteur pour L’Angoisse, le fanzine que je publiais au milieu des années 2000. Toujours est-il qu’on s’est trouvé un appétit commun pour nos publications respectives, et quand Batro a eu en tête de faire appel à des auteurs de fiction « classique » (je veux dire : hors du milieu rôliste), c’est assez naturellement – je crois – qu’il a pensé à moi. À l’époque, je ne sais pas s’il était au courant de mon passé rôliste. Je ne crois pas. Je crois qu’il a juste été séduit par mes thématiques violentes, sombres et foutraques, et par ma réputation de graphomane compulsif. Je ne sais pas si l’écriture elle-même, je veux dire le style, est entrée en ligne de compte dans son choix.

Christophe Siébert
Christophe Siébert en lecture d’un de ses textes.

Travailler avec lui est un plaisir à divers titres. Personnel d’abord, parce qu’on s’aime bien et qu’on vient d’une culture commune, qui mixe, pour aller vite, SF tordue à la Burroughs/Ballard et critique sociale, amour méfiant pour l’underground, plaisir crétin de faire des doigts d’honneur à la bienséance, désir confinant à la maladie de faire découvrir notre SIDA mental – pour reprendre une expression bien connue inventée par un sale type – au plus grand nombre et par tous les moyens, et professionnel ensuite, parce qu’il est très rare qu’on me commande des textes de fiction et que j’ai évidemment énormément plus de plaisir à écrire de la fiction que d’autres types de texte. C’est de là que je viens. Le roman est la plus belle chose du monde, je m’étonne toujours qu’il existe des gens qui font d’autres métiers, comme contrôleur SNCF ou inspecteur des impôts. Il faut vraiment pas être bien dans sa tête. Bref. Par ailleurs, contrairement à beaucoup d’autres éditeurs de cette échelle (c’est-à-dire, pour aller vite, ceux qui produisent des bouquins tirés à peu d’exemplaires, qui ne rapportent pas des masse de blé et qu’on trouve difficilement en librairie), Batro ne manque ni d’enthousiasme, ni d’optimisme, ni d’énergie. C’est très rafraîchissant et motivant. L’édition est un milieu dans lequel on trouve quand même énormément de gens passant plus de temps à gémir que tout va mal qu’à trouver des idées pour que ça aille mieux.

F : Et toi t’as un message à faire passer à travers les orgasmes cosmiques et les chiures millénaires ? Ou c’est juste pour l’esthétique ?

S : Mon travail, en tant qu’écrivain, consiste à décrire des réalités, c’est-à-dire, basiquement, des façons de percevoir le monde qui nous entoure. Certains de mes bouquins décrivent des réalité objectives, d’autres des paysages mentaux, souvent les deux sont mélangés. C’est pour cette raison que j’ai beaucoup utilisé, dans mes livres précédents, les formes roman noir et/ou porno, qui sont très commodes. La Trilogie s’adressant à un public rôliste, il a fallu que j’aille vers un imaginaire plus débridé, plus propice à l’action. J’ai donc intégré beaucoup d’éléments métaphysiques absurdes, fantastiques, SF, etc., qui m’ont tout à la fois permis de créer des récits d’aventures excitants et d’accentuer certains aspects du monde tel que je le vois autour de moi.

On peut donc tout à fait lire les bouquins au premier degré, comme d’aimables divertissements de gare, pleinSiébert 2 de cul, de sang et de trucs bizarres ; mais on peut aussi les voir comme des métaphores de notre monde. Et c’est par le choix de ce que je montre ou ne montre pas, de ce que j’accentue et de ce que j’atténue, de ce que je développe ou non, que s’exprime ce que j’ai a dire de la société qui nous entoure ou de mes contemporains (spoil : ça ne ressemble pas à un collier de fleur).

D’un bouquin à l’autre, on trouvera peu ou prou les mêmes idées, creusées de différentes manières. Chacune reflète une évolution de ma pensée, j’espère, une maturation, mais elle est lente. Et au final je tourne quand même autour des mêmes trucs, toujours. J’ai trouvé une citation, elle vient de Frankenstein, je l’ai mise en exergue du roman que je suis en train d’écrire en ce moment, et je trouve qu’elle est un parfait résumé de ce que je pense de l’humanité : « Tous les hommes haïssent les malheureux ».

Dans les trois bouquins que j’ai écrits pour Batro, ce désir de parler du monde qui m’entoure (y compris, donc, sous les formes les plus farfelues ou en apparence éloignées de la réalité prosaïque) était compliqué par le fait qu’il existait, au départ, une série de contraintes thématiques. J’ai donc commencé, comme je fais toujours, par révasser autour de ces thématiques (pour les textes que j’écris hors de toute contrainte, la phase de révassage s’organise autour de trucs qui m’intriguent ou me préoccupent, mais ça revient au fond au même). Il en est ressorti que j’avais plus particulièrement envie d’écrire sur la sexualité masculine dans ce qu’elle a de violent, sur les rapports de domination en général, sur le fait qu’un grand pouvoir implique qu’on va en l’utilisant se transformer en énorme saloperie (ainsi que le suppose Burroughs, et contrairement à ce qu’imagine ce pauvre couillon de Spiderman, qui a sans doute trop lu Jacques Prévert), bref rien de follement original – mais je crois que l’originalité en littérature ne tient pas à la nouveauté des idées, mais à l’acuité d’un regard individuel et concentré – et que j’avais envie de m’amuser à le faire à travers deux ou trois formes simples, telles que le gay-porn (autour duquel je tourne depuis longtemps) ou le roman de gare d’espionnage.

Ensuite, de réflexions en réflexions, d’autres idées, ou envies, ou morceaux de forme, se sont agrégés. Puis j’ai pris des notes. Enfin, trois ou quatre semaines avant la deadline, je me suis lancé dans l’écriture en complète improvisation – mais il s’agit d’un improvisation contrôlée, puisque strictement encadrée par tout le travail précédent. Une question importante, aussi, dans le processus de réflexion qui précède l’écriture, c’est de trouver la voix : c’est-à-dire qui raconte, et sous quelle forme. Une fois que je dispose de ces deux éléments – qui sont les plus durs à trouver et peuvent donner lieu à beaucoup de faux départs – je me lance et ça va très vite.

Après la rédaction du premier jet, quand je regarde tout ça à froid avant d’effectuer le travail de correction, il apparaît ce que j’appelle des thèmes, que tu appellerais peut-être des messages, qui parfois correspondent à ce que j’avais en tête avant d’écrire, parfois non : ma pensée évolue, ou se manifeste (je veux dire, littéralement : en écrivant, je découvre des idées que je n’aurais jamais eues si je m’étais contenter de penser assis sur mon fauteuil. Don de Lillo raconte ce processus mille fois mieux que moi, d’ailleurs), et on se retrouve parfois avec beaucoup d’éléments d’ordre, comme tu dis, du message. J’examine alors ces éléments et selon leur pertinence, je veux dire leur pertinence vis-à-vis du bouquin considéré comme un objet clos, borné et symphonique, pas pertinence en soi, je vais travailler à les creuser, à les affiner, ou au contraire à les faire disparaître.

F : Euh… le lien entre Spiderman et Prévert ?

La référence à Prévert, c’est parce que pour moi ce type incarne la littérature neuneu dans ce qu’elle a de plus grotesque, cette croyance absurde que, non seulement l’homme a bon fond, mais qu’en plus on peut le révéler grâce à une poésie humaniste et sympathoche, le contraire absolu d’un titan comme Simenon, quoi. Si Prévert était vivant de nos jours, il aurait fondé un groupe de rock festif avec Bénabar, Philippe Delerm et l’autre là, le fan de Renaud qui mate ses voisines à travers la fenêtre, comment il s’appelle, déjà ? Ah, oui, Renan Luce. Et pour l’album, on aurait pu mettre un clown de Bernard Buffet, ça aurait été parfait. Disons que je préfère Cioran. Et puis il se trouve que le week-end dernier, gavés d’alcool et de drogue, nous avons eu un débat à propos de Prévert – quelle idée stupide, franchement – au cours duquel je me suis rappelé tout le mépris que j’avais de ce vilain bonhomme. Donc, voilà, en répondant à cette interview, j’ai voulu m’adresser une plaisanterie à moi-même.

F : Et le roman de gare, pour toi c’est quoi ?

S : Le roman de gare, stricto sensu, c’est un roman qui n’est vendu que (ou essentiellement) dans les gares et obéissant à une économie très rationnelle, fondé sur la volonté de coûter peu et rapporter le plus possible ; le contraire de la littérature d’art (comme l’appelait Manchette), en somme. Il est donc à destination d’un public précis, ayant des exigences précises. L’objet doit être court (correspondant au trajet en train, en gros), pas cher (il sera jeté à l’arrivée – ça, c’est bien sûr à l’origine : désormais, et comme tout produit culturel, il possède ses collectionneurs) et pas casse-couilles.

Simenon
Georges Simenon

C’est essentiellement les littératures d’aventures (polar, espionnage, guerre, SF) qui ont exploité ce filon. Parmi les auteurs qui ont donné ses lettres de noblesse à ce genre, il y a Léo Malet et, bien sûr, l’immense Simenon. C’est d’une certaine manière une sous-littérature, oui, en terme de finition. C’est-à-dire que pour écrire Mi-pute, mi-soumise ou En attendant Raspoutine, je fournis un travail bien moins important que si j’avais voulu écrire Finnegans’s wake. Indépendamment du talent propre à chacun, si ont met trois jours à écrire Moby Dick, il sera d’une certaine qualité, et si on met douze ans à écrire Le Dossier Hommes-Porcs, il sera d’une certaine qualité. J’ai donc visé, avec ces livres, la qualité roman de gare. Pour prendre une autre analogie : il est évident qu’écrire le premier album de The Fall demande beaucoup moins de travail qu’écrire la Passion selon Saint-Mathieu de Bach. Mais les deux procurent des plaisirs différents. Pour autant, et Simenon le démontre avec brio, il est très possible de glisser, en douce, pour ainsi dire à l’insu du lecteur, de véritable morceau de littérature, et pas de la moindre (il y a un critique qui fait remarquer que Simenon écrit son grand roman de l’absurde, L’Homme qui regardait passait les trains, quatre AVANT L’Etranger de Camus). J’ai cette ambition d’écrire des romans rapides, faciles, mais qui contiennent, pour les amateurs de littérature, de quoi jouir.
Ensuite, j’ai eu la chance d’écrire six romans de gare entre 2008 et 2010, pour l’une des dernières collections appartenant strictement à cette forme (puisqu’on trouve ces volumes uniquement, ou presque, dans les Relay H), et pour un des plus grands éditeurs appartenant à cette école. C’était Les Erotiques d’Esparbec, Esparbec étant le célèbre graphomane, pornographe et éditeur en question – et, accessoirement, l’homme qui, en ayant lu sans complaisance et parfois avec cruauté les manuscrits qui sont devenus les six romans que j’ai publiés dans cette collection, m’a tout simplement appris mon métier. Tout ceci pour dire, donc, que j’ai un immense amour pour le roman de gare, tout comme pour la série Z au cinéma, bien que, dans un cas comme dans l’autre, ce sont davantage les conditions de production et les individus qui me fascinent, ma culture étant, dans un cas comme dans l’autre, proche du néant.

F : Bosser sur des ouvrages à destination d’un public rôliste, comme la Trilogie de la Crasse, ça change beaucoup ? Tu bosses différemment ?

S : Pas vraiment. D’abord, je suis habitué à répondre à des commandes, et j’aime travailler en fonction d’un cahier des charges précis. Ici, j’étais assez libre de faire ce que je voulais à partir du background que m’a fourni Batro, et je dois dire que je m’en suis pas mal éloigné, gardant quand même toujours à l’esprit deux ou trois grandes lignes et deux ou trois références qui ont servi de phare. Il y a néanmoins eu deux contraintes principales, la première étant un calibrage imposé (environ 200.000 signes, mais c’est une longueur que je connais bien, puisque mes six romans publiés chez Media 1000 et mes deux romans publiés chez Trash font précisément cette taille, c’est un rythme qui me plaît, 200.000 signes), et la seconde, comme tu l’as soulevé, étant de produire un texte directement exploitable par des rôlistes. Je m’en suis imposée une troisième, sans quoi je n’aurais pas écrit ces livres : il fallait que des lecteurs non rôlistes (et notamment mes lecteurs habituels) puissent lire ces bouquins et y prendre du plaisir. Tout le travail a donc consisté à délivrer beaucoup d’informations utiles sur l’univers, la psychologie des personnages, etc., en essayant de ne pas oublier de faire avancer une intrigue rythmée et intéressante. C’est là que mon expérience de l’écriture des romans pornos, qui obligent à un aller-retour constant entre scènes de cul et scènes de transition, s’est révélée une fois de plus précieuse. Au final, chacun des trois livres est une réponse particulière à toutes ces questions – avec à chaque fois l’envie de rester dans le registre du roman de gare, qui me semblait le mieux convenir au monde que j’avais envie de décrire, et aux différents rythmes que je voulais utiliser.

Mon lecteur idéal lira deux fois chaque livre : une première fois d’un seul coup, très vite, en immersion ; une seconde carnet à la main, en prenant des notes.

Mantoid

F : Bon, merci  à vous. Une dernière question pour vous deux : des projets pour l’avenir ?

S : Il reste un peu de travail sur le dernier livre de la trilogie, après quoi je vais pouvoir retourner à mes diverses activités : un roman en cours d’écriture, un roman en cours de publication, des participations à de nombreuses revues, des lectures à programmer, et des commandes à honorer.

B : je croise les doigts pour pouvoir financer des suites à la Trilogie avec Siébert, et j’aimerais adapter un de ses autres romans ou tout simplement le voir écrire dans des jeux plus classiques.

Je vais publier Hackers en PDF-only très bientôt ; c’est du JdR apéro, cyberpunk et stratégique qui se joue avec des échecs. Narrativiste, tu vas aimer ! Une sorte de porte monstres trésor qui utilise la schizophrénie et les échecs comme moteurs.

Ensuite en fin d’année il y aura Mantra : Oniropunk, la version révisée de ce jeu psychédélique et multivers sans dés, avec un tirage boutiques. On devait juste faire une réimpression mais finalement j’ai sauté sur l’occasion pour améliorer le texte et ajouter des options après plusieurs années de jeu et de retours.

Côté Deadcrows, je prépare un gros projet qui me tient à cœur (une adaptation d’un romancier célèbre), et pour RaiseDead j’écris quelques trucs pour l’édition anniversaire de Bitume.

F : Un dernier mot ?

B : Le JdR c’est de la chaos magick fun ! C’est un formidable outil pour créer et transmettre des émotions. Pour bousculer les habitudes. Pour provoquer. C’est pas uniquement un truc pour rêver ou s’évader. C’est aussi fait pour s’exprimer.

Profitez-en et repoussez les limites.

3 commentaires sur “L’interview-fleuve : Batronoban et Christophe Siébert

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